Ces deux fonctionnaires de l'OFPRA (Office français de protection des réfugiés et des apatrides) ont accepté de témoigner de la réalité de leur travail au micro de France Inter. Les deux juristes répondent à toutes les questions qui concernent les 300 dossiers de demandes d'asile qu'ils gèrent chaque année.
Nous ne dirons pas grand chose de ces deux officiers de l'OFPRA. En témoignant, ils risquent non seulement de perdre leur emplois, mais aussi théoriquement des sanctions pénales (jusqu'à 3 ans de prison). Il n'a pas été facile de les convaincre de parler, même anonymement (leur prénom a été changé).
Ces deux juristes de formation et leurs 500 collègues ont la lourde responsabilité de délivrer ou pas le précieux sésame qui permet à une personne d'obtenir le droit d'asile. Sur les 122 000 demandes annuelles, 88 000 sont rejetées. Leur métier est donc difficile, souvent méconnu, régulièrement mêlé aux questions relatives à l'immigration. Ils avaient donc à cœur de mettre un peu d'ordre, de droit et de réalité sur ce sujet qu'ils connaissent bien pour le pratiquer depuis plusieurs années.
S'ils ont décidé de parler à un média, c'est en grande partie parce qu'ils pensent tous deux que le droit d'asile, qui relève de la Convention de Genève, est aujourd'hui attaqué en France. Une crainte renforcée par les propos tenus le 16 septembre dernier par le président de la République. Devant les ministres et parlementaires de la majorité, Emmanuel Macron a évoqué un droit d'asile "détourné de sa finalité par des réseaux".
Un jugement répété plusieurs fois par l'exécutif ces derniers jours : mercredi 23 septembre au micro de France inter, Gérald Darmanin, parlait quant à lui de "dévoiement" du droit d'asile.
Ce lundi 7 octobre, un débat s'ouvre à l'Assemblée sur l'immigration et le droit d'asile. Ces mêmes questions seront ensuite débattues au Sénat. D'après le journal Le Monde, le ministère de l'Intérieur va soumettre un projet concernant les demandes d’asile, les prestations sociales, le durcissement de l'immigration familiale, et l'augmentation du nombre de places en centres de rétention.
Pour toutes ses raisons, Pierre et Évelyne (les prénoms ont été changés) ont décidé de raconter leur travail au quotidien au guichet de l'OFPRA, de leur entretien avec les demandeurs d'asile aux collègues qui "craquent" parce que c'est trop dur.
L'entretien avec le demandeur d'asile, "une discussion et pas un interrogatoire"
Pierre : "C’est délicat parce qu’on fait resurgir des mauvais souvenirs, des traumatismes, qu’on va remuer. Pour eux, c’est dur et parfois flou, et nous, nous avons besoin d’éléments factuels. Mais on ne porte jamais atteinte à la dignité de la personne. La législation actuelle fait que ces gens ont à peine posé le pied en France qu’ils doivent demander le droit d’asile. Tout va trop vite. Ils arrivent, le dossier doit être rempli, un mois après il faut passer à l’OFPRA ... La plupart des gens viennent de Libye où ils ont quasiment tous subi des tortures, des kidnappings, des sévices sexuels. Les migrants d’Afrique sub-saharienne y sont traités comme des esclaves. Ils sont torturés, violés, rançonnés et c’est de la main d’œuvre gratuite, jetée quand on n’en a plus besoin."
Évelyne : "Je n’ai pas la sensation d’être supérieure au demandeur. Même si je mène l’entretien, que je pose des questions puisque c’est moi qui représente l’administration. Au final j’essaie de faire en sorte que ça reste une discussion et pas un interrogatoire. Ils en subissent déjà quand ils sont arrêtés, détenus… Ces entretiens peuvent aller de 1 à 4 heures. Il peut y avoir plusieurs entretiens. Au début de l’entretien, ce que l’on ressent, c’est le stress de la personne qui l’empêche parfois de répondre. Je n’ai jamais regretté une décision."
"Si on commence à faire des généralités, on va passer à côté de personnes qui sont persécutées"
Pierre : "Ce qui me gêne, c’est le traitement qui peut être différencié selon les nationalités. Effectivement, qu’on vienne d’Afghanistan ou qu’on vienne d’Albanie, on ne court pas les mêmes risques. Mais on doit traiter les demandes individuellement, et au cas par cas. Si on commence à faire des généralités sur telle ou telle nationalité, on va passer à côté de personnes qui sont persécutées chez elles et ça me pose problème. Il nous est demandé de traiter très rapidement et en priorité les demandes d’asile des Albanais ou des Géorgiens. Certains considèrent que les Albanais et les Géorgiens encombrent le système, les Cada (Centre d'accueil des demandeurs d'asile), les places d’hébergement… Qui pourraient être allouées à des gens dont on considère qu’ils en auraient plus besoin. On fait alors un deux poids, deux mesures. Sur les dossiers de ces deux nationalités, on nous rappelle à l’ordre en nous disant qu’il faut aller plus vite. Il y a les bons demandeurs d’asile et les mauvais. Les bons viendraient de pays en guerre, et les mauvais viendraient d’Albanie ou de Géorgie parce qu’ils sont ciblés."
Évelyne : "Tout le problème désormais, avec l’accélération de l’examen de la demande liée à la loi de 2018, c’est qu’on a devant nous des personnes primo-arrivantes. Elles sont dans la précarité, sans hébergement, sans accompagnement, sans soins médicaux. Elles sont dans une détresse totale. Souvent, quand elles arrivent à l’entretien, leur préoccupation n’est pas la demande d’asile, mais qu’on leur trouve un logement le soir même. Ils sont dans la survie. Leur première préoccupation c’est : +comment je vais manger ce soir ?+ Cette loi devait permettre d’avoir une réponse plus rapidement pour les demandeurs d’asile. Finalement, cela dessert notre travail. Quelqu’un qui dort à la rue, n’a pas mangé depuis plusieurs jours, n’est pas en mesure de pouvoir se concentrer, comprendre nos questions et encore moins d’y répondre. Je gère 367 dossiers par an, ça fait deux demandeurs par jour. C’est un temps insuffisant pour mener un entretien apaisé."
"Ce ne sont pas des chiffres, ce sont des êtres humains"
Pierre : "Dans nos bureaux, on a des être humains qui nous racontent leur vie. Ce ne sont pas des migrants, des demandeurs d’asile ou des chiffres : ce sont des gens. Je pense par exemple aux Soudanais. Ils arrivent en Libye, ils se font torturer, ils voient leur femmes violées. Ils prennent la route par la mer, ils perdent un cousin, un fils. Ils viennent nous raconter ça dans l’intimité d’un box. J’ai entendu une femme qui est passé par la Libye, qui a connu des viols, même sur ses enfants, devant elle, avant de prendre le bateau. Toutes les femmes sont victimes de violences sexuelles en Libye."
Évelyne : "C’était un jeune homme qui m’a expliqué avoir dû fuir son pays en raison de son orientation sexuelle. L’entretien a duré très longtemps car c’est quelqu’un qui avait besoin de parler. C’était la première fois qu’on l’entendait parler de son orientation sexuelle. Je me souviens même du box dans lequel on était. Ce qui m’a beaucoup touchée, c’est l’émotion de ce jeune homme quand il racontait son histoire, son orientation sexuelle, sans avoir peur de cet aveu. Ce que l’on vit en tant qu’officier de protection est très fort. On partage vraiment quelque chose avec les demandeurs."
"Personne ne quitte son pays pour avoir des allocations. Ça n’existe pas."
Pierre : "Aujourd’hui, on a dépassé la crise de 2015. Le nombre de demandeurs d’asile a augmenté mais sur le territoire européen, les arrivées ont drastiquement diminué. S’il existait un mécanisme européen réel et juste de répartition des migrants, on pourrait gérer ces arrivées sans difficultés. Les 120 000 demandes pour l’État français, ce n’est pas énorme. Ce qui est problématique, c’est de mélanger immigration et droit d’asile. On pourrait sanctuariser le droit d’asile et ne pas y toucher. Chaque année, 35.000 personnes sont reconnues réfugiées en France, sur 66 millions. À priori, ce n’est pas l’invasion.
L’appel d’air, c’est dire qu’accueillir dignement un demandeur d’asile, lui accorder ses droits, ça ferait venir les gens. C’est pas vrai : personne ne quitte son pays pour avoir des allocations. Ça n’existe pas. Tous les gens que j’entends, ils veulent rentrer chez eux, c’est un déchirement pour eux de partir. Ils ne sont pas là pour ça. Donc on peut serrer la vis partout, ils viendront toujours. S’ils doivent quitter leur pays parce que leur vie est menacée, peu importe ce qu’on fait, ils viendront toujours. L’appel d’air n’existe pas."
Évelyne : "Dans ces discours, on mélange migrants, étrangers, demandeurs d’asile, clandestins, sans-papiers, tous dans le même sac. Cette instrumentalisation me révolte, parce que je reçois des demandeurs d’asile tous les jours. On fait passer des demandeurs d’asile pour des usurpateurs, des gens qui viendraient profiter du système. Ils ne sont pas là pour profiter de l’ADA (l’Allocation pour demandeur d’asile) qui est de 6,90 € par jour, ça ne vaut pas une vie, ça ne vaut pas de quitter son pays de vivre toutes les horreurs qu’ils ont connu pour arriver jusqu’ici.
Ils ont parfois vu mourir leurs amis sur le trajet. Et on nie leur humanité en parlant d’eux comme des usurpateurs. Avec le nouveau dispositif, ils ne bénéficieront plus d’une carte de paiement qui leur permet de retirer de l'argent liquide. Ça va les placer un peu plus dans la précarité. Beaucoup d’entre eux sont à la rue. Avec l’argent qu’ils pouvaient retirer, ils payaient quelqu’un de leur communauté pour les laisser dormir sur un matelas dans un appartement. Sans argent liquide, c’est impossible."
"Quand on parle des conditions dans lesquels sont reçus les réfugiés, on nous répond qu’on va installer une machine à café..."
Pierre : "Bien sûr, en arrivant chez nous ils sont soulagés, mais ils doivent se débrouiller sur tout. Pour demander le droit d’asile, il faut être prêt, être dans de bonnes conditions. Quelqu’un qui est dans un centre d’accueil, pris en charge, logé, avec des gens qui l’aident dans ses démarches, c'est beaucoup mieux. Le problème c’est que des milliers de personnes n’ont pas accès à ce dispositif d’accueil, qui leur est pourtant légalement dû. Ils ne peuvent pas faire leur demande de droit d’asile dans de bonnes conditions."
Évelyne : "Pour certains, ils sont malades, mais ils ne sont pas pris en charge. Parfois, on a face à nous des gens qui nous demandent de trouver un hébergement pour le soir et nous, la seule chose qu’on puisse faire c’est de leur dire d’appeler le 115. Quotidiennement, on reçoit des personnes qui sont désemparées. Elles ne parlent pas notre langue, ne comprennent pas la procédure dans laquelle on les a placés. On les oriente vers des associations qui sont elles-même surmenées, qui ne peuvent plus les recevoir. Elles sont embarquées dans un cercle vicieux, c’est tout sauf une situation confortable. Quand on parle par exemple des conditions dans lesquelles sont reçus les réfugiés, on nous répond qu’on va installer une machine à café pour offrir une boisson chaude gratuite aux demandeurs qu’on recevra...
Récemment, j’ai reçu une jeune femme qui, au cours de son parcours migratoire, avait été violée plusieurs fois et contrainte de se prostituer pour subvenir à ses besoins et financer son billet pour le bateau, pour la traversée de la Méditerranée. Cette jeune femme est en France depuis plusieurs mois, à la rue, sans aucune prise en charge médicale, en ayant de très graves souffrances gynécologiques. J’ai été à son écoute, j’ai essayé de l’aider, l’orienter mais je ne suis pas sûre qu’elle va trouver d’aide. L’assistante sociale lui a dit qu’elle ne pouvait pas voir de médecin tant qu’elle n’avait les documents relatifs à l'aide médicale d’État. Elle était dans des souffrances physiques quotidiennes, mais pas prise en charge médicalement. C’est ça, notre réalité. On est en première ligne."
"Beaucoup de collègues craquent"
Pierre : "N’importe quel officier de protection a craqué à un moment. Tout le monde a son histoire, le moment où l’histoire nous émeut trop et où l'on ne peut plus continuer l’entretien. Le métier a changé car la nature des conflits a changé, mais le fond est le même. Des gens que je connais et qui font ce métier depuis 15 ans, le font toujours avec autant de ferveur et ils restent des défenseurs du droit d’asile. Simplement, il faut pouvoir le faire dans de bonnes conditions. Aujourd’hui, c’est moins le cas car on attaque, on vise le droit d’asile. L’amalgame est fait entre des migrants qui viennent ici pour avoir un travail et des gens qui craignent pour leur vie et qui sont partis parce qu’ils étaient en danger de mort. Les gens qui fuient parce qu’ils n’ont plus le choix sont des demandeurs d’asile. Sans quoi ils seraient morts. Certains de mes collègues démissionnent, car ils se rendent compte rapidement qu’ils ne supportent pas d’entendre ces récits et de devoir trancher."
Évelyne : "À l’OFPRA, il y a vraiment un turn-over très important. Les personnes arrivent et repartent…. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui sont là depuis très longtemps parce que c’est un métier qui est difficile, émotionnellement, c’est dur. On ne bénéficie d’aucun accompagnement psychologique. Tout ce qui nous a été proposé, c’est de voir une psychologue une fois par an, prise en charge par l’Office. Beaucoup de collègues craquent, on est confronté à toute cette détresse et on se sent dépourvu de moyens. Parfois on aimerait pouvoir aider davantage, et on ne peut pas. Ça, je pense que certaines personnes, sur du long terme, ça les conduit à quitter l’Office. J’y ai moi-même pensé. C’est un métier fait de beaucoup de hauts et de beaucoup de bas. C’est un métier qui a du sens, parfois je me dis que j’ai de la chance de faire ce métier-là. Les moments où on est en bas, c’est -face à cette lassitude- se dire :+à quoi ça rime ?+. On enchaîne les entretiens, tous les jours, on emporte ça avec nous. Jusqu’au moment où le bagage devient beaucoup trop lourd, et on le pose pour aller vers de nouveaux horizons."
"Ce n’est pas n’importe quoi, le droit d’asile. C’est inscrit dans l’Histoire de l’humanité."
Pierre : "On est toujours content quand on accorde un statut de réfugié. Ils ne connaissent rien de nous, et on ne connait rien d’eux. C’est une drôle de rencontre. Eux jouent leur vie à ce moment-là. Ils sont stressés, ils ont peur de nous. C’est un rapport particulier mais, ce que je ressens, c’est qu’il est basée sur une relation de confiance. Ce n’est pas un métier que l’on fait par hasard."
Évelyne : "Le droit d’asile est un droit particulier, c’est quelque chose qui est encadré, donc il faut que la personne rentre dans ce cadre-là. Les critères sont ceux de la Convention de Genève, donc des critères très précis. Ce n’est pas n’importe quoi, le droit d’asile. C’est inscrit dans l’Histoire de l’humanité. Aujourd’hui, on reçoit les demandeurs d’asile mais n'oublions pas qu'à une époque, les gens partaient d’ici pour trouver refuge ailleurs."